philosophy and social criticism

Libye ou de la guerre. Entretien avec Angelo Del Boca

M. D.

Entretien avec Angelo Del Boca

Certaines sociétés étasuniennes présentes depuis longtemps en Libye -comme Chevron et Occidental Petroleum (Oxy), auraient décidé il y a à peine six mois (octobre 2010) de ne pas renouveler leurs licences d’exploitation pétrolifères et gazières dans ce pays.  Pensez-vous -comme on le croit de plusieurs côtés- qu’elles aient disposé de nouvelles « sensibles » sur l’insurrection ? Ou est-ce un hasard ?

Je pencherais pour la seconde hypothèse. Je trouve même, si ce n’est improbable, en tous cas insolite que des multinationales qui ont obtenu des licences y renoncent alors qu’elles ont tout fait pour les obtenir (même si c’est en les confiant aux Canadiens pour les exploiter). La nouvelle est, de mon point de vue, absolument sans fondement. Certes, des entreprises de ce type ont des stratégies complexes et ne sont jamais totalement impréparées face à l’évolution des événements.

La question vient alors : qui sont les rebelles ?

Les experts les définissent comme des petits groupes très rafistolés, mal organisés, peut-être suivant quelques officiers passés du côté des insurgés qui n’ont eu que peu de temps et peu de possibilités de les entraîner. Pour constituer des unités de combat il faut des mois, si ce n’est des années. On imagine dans un contexte comme celui de la Libye. Je dirais, mis à part le niveau d’organisation et de préparation militaires, qu’il reste la question des armes : ils en ont reçu beaucoup, via la frontière égyptienne.

D’où viennent ces armes, à votre avis ?

Je pense que ce sont des armes anglaises et étasuniennes (venant d’Arabie Saoudite). Si on suit l’évolution de la révolte, on est passé d’un armement disons « léger », composé de fusils et kalachnikovs, à la défense anti-aérienne légère, à des chars d’assaut, camions dotés de lance-missiles… Je dirais que c’est en tous cas une armée très peu « productive », il a suffi en fait de quelques militaires du régime pour les faire littéralement fuir.

Information et contre information ont joué un rôle clé dans l’épisode libyen. Pas de « twitter », aucune couverture de réseau ou presque, mais beaucoup de « manipulation ». Pensons seulement au cas des fosses sur la plage de Tripoli. Une info qui a tourné court.

Comme dans toute guerre, les fausses nouvelles ont un rôle précis.  Mais tout l’épisode est cependant défini par une sorte d’imprécision initiale. Les premières informations venant de Tripoli, au début de la révolte,  étaient fortement lacunaires et vagues. Mais encore plus vagues celles d’ Al Jazeera. N’oublions pas qu’Al Jazeera est la propriété de l’émir du Qatar qui, ce n’est pas un hasard, a maintenant envoyé ses avions de chase. Al Jazeera est la source « première » derrière laquelle, en particulier les premiers jours, tout le monde est allé se ranger.  Dans les premiers jours la télévision arabe a diffusé l’information de 10.000 morts et 50.000 blessés. Une information tellement improbable qu’il aurait suffi de peu pour la dégonfler.  Pensons seulement que pour accueillir 50.000 blessés tous les hôpitaux d’Afrique du Nord et du Proche-Orient ne suffiraient pas. Les informations les plus fiables, qui arrivent de nos journalistes présents sur le terrain, sont cependant réduites à des devoirs buréaucratiques. Peut-être ont-ils peur de la censure ou de ne pas pouvoir rester dans le pays…

Et les informations qui arrivent de Bengazi ?

De là aussi il n’arrive quasiment rien. Il y a beaucoup de journalistes, en particuliers français, qui donnent des synthèses, mais n’expliquent pas. Ils n’expliquent pas  par exemple, ce qu’est ce « Comité provisoire » pour lé défense qui aurait été reconnu par la France et devrait avoir sa « légitimité ». Les sources qualifiées ne parlent pas et les sources moins qualifiées parlent trop.

Croyez-vous qu’il soit possible de parler d’ « effet domino », même pour le cas de la Libye ? Même si cet « effet domino », pour le moment, n’a pas apporté les changements radicaux que la rue, en tous cas celle du Caire et de Tunis, demandait…

Je ne suis pas optimiste, pour l’Afrique.  En Tunisie, en fait, nous en sommes déjà au troisième gouvernement, la Constitution de 1959 a été abolie et on ne sait pas comment ça va finir. En Egypte, on a déouvert un coup d’Etat que je n’hésiterais pas à définir comme piloté par les Etats-Unis. Et en Libye… En Libye la situation a été et est très différente, parce que les gens ne se sont pas du tout rebellés. Sauf en Cyrénaïque, où l’opposition existe depuis longtemps et n’était pas si larvée que ça.  En 1996, à Derna, il y avait eu des combats et 1.200 morts. On savait déjà que la situation était critique, et le régime savait aussi que la Confraternité Sénousite exerçait encore son attraction.  Les drapeaux que nous voyons maintenant flotter en Cyrénaïque sont ceux du roi Idris, pas ceux de l’indépendance.

Qui pourrait remplacer Kadhafi ?

J’ai parlé avec de nombreux Libyens, des gens qualifiés, et même eux ne savent pas donner de noms. « Nous n’avons pas de noms » m’ont-ils répondu, parce que si l’on doit changer aucun type de compromis avec le passé n’est possible (par exemple avec un fils du colonel). Même à ce sujet la situation est très précaire.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Entretien réalisé le 21 mars 2011 pour l’hebdomadaire  Vita (n. 12. 2011)

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ISSN:2037-0857