philosophy and social criticism

L’enfer des choses. Entretien avec Paul Dumouchel

DI MARCO DOTTI

Actuellement professeur à l’université Ritsumeikan à Kyoto au Japon, Paul Dumouchel a reçu sa formation en France (Université d’Aix-en-Provence) et au Canada (University of Waterloo). Il est l’auteur de Émotions: essai sur le corps et le social (1995) et, avec Jean-Pierre Dupuy,  deL’enfer des Choses. René Girard et la logique de l’économie (1979) et tout récemment Le Sacrifice inutile. Essai sur la violence politique (2011).

Épistémologie et philosophie des sciences, en particuliers de la biologie et des sciences sociales, anthropologie et économie; la philosophie de l’esprit et ses rapports avec les sciences cognitives et l’intelligence artificielle; la philosophie politique et son histoire, Il prépare actuellement un livre sur Pinel et la naissance de la psychiatrie française

Dans un essai qui remonte à 1979 – L’ambivalence de la rarété, dans L’enfer des choses, Seuil –  vous analisez le concept et l’idéé de rarété (scarsità, en italien; raritas en latin, qui signifie aussi « porosité, faible texture» ). C’est un concept classique, dans la reflexion économique, mais qu’on avait un peu oublié. Maintenant, la crise a amené la “rareté” à notre attention… On peut commencer notre discussion par cette liaison entre rareté-crise-violence dont vous parlez dans votre essai… On sait vraiment qu’est-ce que signifie rareté?

Paul Dumouchel: La rareté signifie premièrement la limitation des biens et des ressources, le fait que ce que nous désirons ou ce dont nous avons besoin n’existe pas en quantité infini ou surabondante. C’est une idée fondamentale en économie dans la mesure où celle-ci peut être conçue comme l’ensemble des stratégies possibles pour gérer l’ensemble des biens limité. Dans l’essai auquel vous faites allusion j’emploie une définition légèrement différente qui est « la rareté est un ensemble de biens et de ressources insuffisant pour satisfaire les besoins de tous », cette définition à l’avantage de mettre en évidence que la rareté ce n’est pas simplement le fait que l’ensemble des biens disponibles est limité mais dépend aussi des besoins et des droits des consommateurs. Dire que l’ensemble est insuffisant pour satisfaire aux besoins de tous – une définition qui est implicite dans plusieurs textes et explicites chez certain auteurs comme Marx et Paul Samuelson – c’est faire une hypothèse sur la façon dont ces biens seront distribués : inégalement.

Vous utilisez le paradigme de René Girard dans le domaine de l’économie… Pouvez nous expliquer l’importance de cette “application”? Est-ce que le “mimetisme” a vraiment beaucoup de choses a nous dire, dans notre monde, absolument bouleversé à partir du grand choc du 2008?

Paul Dumouchel: Je crois que le mimétisme peut nous aider à comprendre beaucoup de choses au sujet de notre monde. Le mimétisme à un rapport étroit avec l’économie moderne à la fois directement et indirectement. Directement c’est presque trop évident, l’économie marchande semble faite sur mesure pour exploiter, pour tirer avantage et en un sens codifier les rivalités entre individus et le mimétisme permet de comprendre ce qu’on pourrait nommer le « caractère insatiable » de la croissance économique  et pourquoi et comment un « crash » le mécanisme de la croissance peut, comme nous venons de le voir, se retourner contre lui-même pour ainsi dire et détruire en quelques heures des quantités énormes de richesse. Ceci dit, dans le livre je m’intéresse surtout au rapport indirect entre le mimétisme et l’économie moderne. Ce que je tente de montrer c’est comment une transformation du mécanisme de gestions des conflits entre agents a permis l’apparition de l’économie moderne ou plutôt la construction sociale de la rareté.

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Rareté comme construction sociale. Pouvez nous explique ce passage très important dans votre analyse?

Paul Dumouchel: Vous avez raison c’est fondamental et il est d’autant plus important de clarifier cette idée que l’expression peut porter à confusion. Premièrement, dire qu’il y a eut une construction sociale de la rareté ne veut pas dire que la rareté n’existe pas, bien au contraire, l’insuffisance des biens et des ressources disponibles n’est que trop réelle ! La construction sociale de la rareté signifie que la rareté n’est pas simplement un phénomène naturel, ce qu’on appelait par le passé « la parcimonie de la nature ». Certes il y a bien une limite naturelle aux ressources, mais la rareté ce n’est pas simplement ce fait, c’est aussi qu’en conséquence de ce fait certains resteront dans le besoin. Certes cette conséquence nous apparaît comme nécessaire, mais elle ne l’est pas. Dans plusieurs petites sociétés traditionnelles comme l’ont remarqué de nombreux anthropologues, nul n’est en danger de mourir de faim si tous ne le sont. Dans une telle société la rareté telle que nous la connaissons n’existe pas, car la rareté, si l’on préfère l’expérience de la rareté y correspond à une famine qui menace de destruction l’ensemble de la communauté. La rareté apparaît comme une catastrophe et ne constitue pas comme pour nous un fait naturel « indépassable », dont depuis l’invention de l’économie politique on propose de faire le fondement de l’ordre social. La rareté telle que nous la connaissons ne peut apparaître qu’au sein d’une société où il est acceptable d’abandonner à leur sort certains sociétaires qui sont dans le besoin. Cela suppose une transformation des obligations de solidarités entre personnes, une transformation qui comme je tente de le montrer correspond à la déconstruction du sacré au sens où l’entend Girard. La rareté est construite socialement parce que ce n’est pas un fait naturel, mais un objet qui n’apparaît que lorsque certaines conditions sociales, comprises au sens de règles d’interactions entre agents, sont satisfaites. Cependant lorsqu’elles le sont la rareté n’est que trop réelle et constitue bel et bien une dimension fondamentale de notre vie ensemble.

La rareté comme violence et protection de la violence… Dans la modernité, la rareté aurait donc la même fonction du sacré dans les sociétés anciennes? C’est à dire une fonction de protection de la violence?

Paul Dumouchel: C’est effectivement la thèse que je défends. La rareté, mais cette fois comprise comme la forme  l’organisation sociale qui rend possible l’apparition d’un ensemble de biens et de ressources insuffisant pour satisfaire aux besoins de tous, est un mécanisme de protection contre la violence. Tout comme le sacré c’est un mécanisme violent de protection contre la violence. Comment fonctionne-t-il ? Les obligations traditionnelles de solidarités astreignent les individus à des devoirs de violence, c’est-à-dire qu’elles forcent les individus à venir en aide à ceux de leur groupe qui sont menacé et, qu’ils le veuillent ou non, à prendre part aux conflits des autres. En temps normal ces obligations protègent les individus de la violence parce qu’elles leur assurent soutient et protection. Elles tendent à réduire le nombre des conflits violents parce qu’elles en augmentent le coût. En temps de crise au contraire elles deviennent le moyen par lequel la violence se propage et contamine toujours plus d’agents. La rareté ne réduit le nombre des conflits, mais parce qu’elle rompt – plus précisément parce qu’elle correspond à l’abandon de – ces obligations de solidarité elle isole les conflits et réduit leur capacité de contagion. Les violents sont abandonnés à eux-mêmes et ne peuvent espérer aucune aide. Voilà pour la protection contre la violence. Cependant cela n’est pas seulement vrai des violents mais tous ceux qui sont dans le besoin sont abandonné à eux-mêmes, et voilà pour la violence.

Qu’est-ce que c’est, donc, l’économie de l’envie. L’envie comme rancune ou « envie » comme avoir l’envi de, émulation?

Paul Dumouchel: Il s’agit me semble-t-il des trois, au moins au sens où ces trois significations du mot « envie » ne sont peut-être pas si différentes. L’idée sous-jacente c’est que c’est l’envie, au sens de la rivalité mimétique qui constitue l’élément moteur de l’économie. D’une part, comme je tente de le montrer parce que les rivalités entre les agents sont précisément ce qui les pousse à abandonner leurs obligations de solidarité et donc les amène à mettre en place les conditions de l’émergence de l’économie moderne. D’autre part, à cause du rôle que ces rivalités jouent dans la croissance et les crises.

Dans ses Essai de persuasion, J.-M. Keynes écrivait que: «Pour au moins cent années encore nous devons nous persuader, nous et les autres, que le bien est le mal  et le mal est le bien parce que le mal est utile, mais le bien ne l’est pas». C’est une pensée terrible, mai qui nous donne l’idée de l’impasse du rapport économie-croissance-rareté.

Paul Dumouchel: C’est effectivement une pensée terrible, mais il faudrait se demander je crois ce que sont le « mal » et le « bien » pour Keynes dans ce contexte et surtout qu’est-ce que l’ « utile » ? En un sens cette pensé de Keynes répète celle de Mandeville qui en 1716 environ deux siècles plutôt qui sous-titrait son livre La Fable des abeilles, vices privés, bienfaits publics. En fait je crois que ce qu’il y a de si important dans cette pensée qu’on retrouve sous des formes différentes chez de nombreux auteurs, depuis Hume jusqu’à Lénine et tous les révolutionnaires professionnels c’est qu’il n’y a pas – ou qu’il n’y a plus – de  passage direct entre la morale privée et l’ordre public. Or toute l’antiquité et toutes les religions (et tous les « conservateurs » ) affirment au contraire que l’ordre public dépend directement de la morale privé. La grande caractéristique du monde mis en place par l’économie moderne c’est de considérer qu’il y a une rupture, une solution de continuité, entre la morale individuelle privée et l’ordre social. Cela permet d’une part une liberté de conscience et d’action inimaginable dans presque toute autre société et d’autre part cela revient à la phrase de Keynes. C’est aussi cela l’ambivalence de la rareté.

Vous insistez sur deux autres “sentiments moraux”, l’indifférence et la charité. Est-ce que la charité a encore d’importance dans un monde très complexe où les anciennes institutions de la solidarité ont disparu?

Paul Dumouchel: Je crois que la charité est certainement toujours très importante et peut-être plus que jamais mais à condition qu’elle soit comprise correctement. Dans notre monde très complexe ce n’est pas tant je crois la pauvreté qui est devenue la règle que l’indifférence. L’indifférence consiste à penser que ce qui arrive aux autres, cela ne nous concerne pas. C’est en un sens la traduction de la rareté dans la psychologie individuelle. Les liens traditionnels de solidarité faisaient que chacun était concerné par ce qui arrivait aux autres, mais seulement à certains autres, et ce souci exclusif des membres de son groupe d’appartenance dressait les individus en des groupes opposés. La charité je crois ce n’est pas tant aider ceux qui sont dans le besoin – par exemple donner aux organisations humanitaires – que de ne pas être indifférent aux autres mais dans un souci qui ne nous enferme pas dans des communautés séparées et potentiellement ennemies les unes des autres.

Misère n’est pas pauvreté. Vous utilisez l’idée de Péguy, sur ce sujet. Aussi on pourra dire que l’économie n’est pas la monnaie, et le capitalisme n’est pas le marché… Pouvez nous aider à faire moins de confusion?

Paul Dumouchel: La distinction entre la misère et la pauvreté selon Péguy est premièrement une division d’ordre morale. Pour Péguy la misère a toujours la forme de l’exclusion et de la solitude, ce qui n’est pas le cas de la pauvreté. C’est d’ailleurs d’une certaine manière ce que pensait aussi Marx pour qui la classe ouvrière est pauvre, mais elle n’est pas miséreuse – c’est pourquoi elle est l’espoir de la révolution – tandis que les miséreux, le lumpenproletariat dans son langage, n’ont aucune fonction historique. Chez lui aussi la distinction est morale, mais l’accent est ailleurs puisque cette distinction morale est pour lui la raison pour laquelle il n’y a rien à faire pour le lumpenproletariat alors que pour Péguy c’est la raison pour laquelle les miséreux ont droit plus que tout autre à notre aide.

Krisis veut aussi dire jugement, esprit de finesse… Trouvez -vous qu’on pourra parler de la crise actuelle pas en utilisant ce décalage sémantique?

Paul Dumouchel: Crise d’où vient aussi critique veut dire en grec le moment de la décision. Je crois qu’on devrait regarder la crise actuelle de cette manière. Malheureusement c’est ce que semble-t-il personne ne veut faire. En un sens c’est comme si personne ne voulait reconnaître qu’il y une crise. Les gouvernements ont déboursé des fortunes de l’argent des contribuables pour renflouer les banques et maintenant les pays dont la dette est menacée, mais pour l’essentiel la vie continue comme avant. Il n’y a eu aucune tentative de remise en cause du système. On aurait pu s’attendre à ce qu’il y ait une grande opération de reprise en main et de régulation de l’industrie financière. Mais non on a fait comme s’il ne s’était rien passé. Parler de la crise actuelle en terme de jugement et d’esprit de finesse me semble-t-il ne pourrait être qu’ironique!

tysm literary review

vol. 14, no. 20

november 2014

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