philosophy and social criticism

Réflexions sur l’existence de l’âme et sur l’existence de Dieu

Anonimo

Les préjugés que l’éducation de notre enfance nous fait prendre sur la religion, sont ceux dont nous nous défaisons plus difficilement. Il en reste toujours quelque trace, souvent même après nous en être entièrement éloignés: laissez d’être livrés à nous-mêmes, un ascendant plus fort que nous nous entraîne et nous y fait revenir. Nous changeons de mode et de langage, il est mille choses sur lesquelles, insensiblement, nous nous accoutumons à penser autrement que dans l’enfance. Notre raison se porte volontiers à prendre ces nouvelles formes, mais les idées qu’elle s’est faites sur la religion sont d’une espèce respectable pour elle, rarement ose-t-elle les examiner, et l’impression que ces préjugés ont fait sur l’homme encore enfant ne perit communément qu’avec lui. On ne doit pas s’en étonner, l’importance de la matière que ces préjugés décident et l’exemple de tous les hommes que nous voyons en être réellement persuadés, sont des raisons plus que suffisantes pour les graver dans notre coeur de manière qu’il soit difficile de les effacer.
L’amour propre est de tous les âges, il naît avec nous; à tout âge on espère et l’on craint, on veut se conserver avant de se connoître. Il n’est pas étonnant que des préjugés qui font nos craintes et nos espérances fassent une impression profonde dans un coeur tout neuf, ouvert pour recevoir les premières qu’on voudra lui donner. Agités par l’espérance et la crainte, nous ne sommes pas assez éclairés pour guider ces deux passions, et nous nous en rapportons là-dessus à ceux qui sont plus sages, à qui nous voyons pratiquer les leçons qu’ils nous donnent, et mettre par là le dernier sceau à leur ouvrage. D’ailleurs, quand nous pouvons nous débarasser des chaînes de ces préjugés pour nous livrer à notre raison, l’épaisse obscurité qui nous environne nous fait retourner à ces principes que nous avons quittés. La raison nous en avoit montré le ridicule, mais l’homme veut savoir qui il est et ne veut pas douter. Et dans ce désir déreglé de se connoître, il imagine au lieu de raisonner: les préjugés reviennent, aucune contradiction l’embarrasse, il croit voir la lumière, parce qu’il sort de l’obscurité pour rentrer dans les ténèbres.
De tous les êtres qui existent, aucun n’a un rapport plus intime avec l’homme que l’homme même. S’il veut savoir son origine, c’est lui qu’il doit interroger; il s’est apris qu’il étoit, et lui seul doit apprendre ce qu’il est, sans aller chercher dans des sources étrangères une vérité dont le principe ne sauroit être que dans son coeur. Croyons après cela que tout ce qui regarde notre être sera toujours pour nous une énigme insoluble. La nature nous a donné la faculté de raisonner; raisonner, c’est tirer des conséquences des principes. Mais la nature ne nous a pas instruits des principes. On y a remédié, on en a fait, et pour vouloir pénétrer trop avant on s’est égaré. L’esprit, trop foible pour les idées qu’il vouloit embrasser, n’en a conçu qu’une très petite partie; cependant, il a cru avoir tout vu, et qui pis est il a raisonné en conséquence. De là les contradictions qui se sont rencontrées dans toutes les suppositions que l’on a voulu établir, et de là ces disputes éternelles où chacun est forcé de succomber tour à tour comme si la vérité ne fixoit pas la victoire au parti qui la soutient.
Ne cherchons point à trop savoir, et contentons-nous du peu de lumières que la nature nous a données. N’allons pas plus loin voir l’illusion de tous les systèmes, et en démêler les contradictions. Après cela, du seul principe qui nous soit connu, on n’a qu’à tirer quelques conséquences claires et nettes, et à se former de toutes ces idées une règle pour la conduite morale. Voilà, je crois, tout ce que l’homme peut prétendre. C’est peut-être trop peu pour sa vanité, mais c’est assez pour mettre l’amour propre en repos.
Toutes les religions partent de deux principes, savoir, la distinction de deux substances, l’une matérielle, l’autre spirituelle, et l’existence d’un Dieu. Je commencerai par examiner le premier de ces deux principes.
Quelle idée nous donne-t-on de l’âme? C’est, dit-on, un être qui pense, rien de plus. Le corps est une portion de la matière, et l’assemblage de ces deux êtres forme ce que nous appellons un homme. Ainsi, l’homme réunit en lui la faculté de l’intelligence et les propriétés de la matière comme étendue divisible, susceptible de toutes les formes. Est-ce à dire qu’elle soit bornée à ces seules qualités, parce que ce sont les seules qu’elle nous laisse appercevoir? Tous les jours elle nous découvre des propriétés jusqu’alors inconnues; elle acquiert, pour ainsi dire, de nouvelles qualités, et paroît à nos yeux sous des formes dont nous ne la croyions pas susceptible. L’intelligence répugne-t-elle à l’étendue? Et si nos vues sont bornées, pouvons-nous en faire un titre pour borner ses propriétés?
Il est un axiome convenu, c’est qu’il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Si l’on conçoit que les opérations attribuées à l’esprit peuvent être l’ouvrage de la matière agissant par des ressorts inconnus, pourquoi imaginer un être inutile, et qui dès lors ne résout aucune difficulté? Il est aisé de voir que les propriétés de la matière n’excluent point l’intelligence. Mais on n’imagine point comment un être qui n’a d’autres propriétés que l’intelligence pourra en faire usage. En effet, cette substance, qui n’aura aucune analogie à la matière, comment pourra-t-elle l’appercevoir? Pour voir les choses, il faut qu’elles fassent une impression sur nous, qu’il y ait quelque rapport entre elles et nous; or, quel seroit ce rapport? Il ne pourroit venir que de l’intelligence, et c’est supposer ce qui est en question.
D’ailleurs, quelle seroit l’union de ces deux substances? Quel noeud les assembleroit? Comment le corps, averti des sentimens de l’âme, lui communiqueroit-il à son tour les impressions qu’il reçoit? Cependant, ce n’est qu’à l’occasion de ces impressions que l’âme fait usage de son intelligence. Pour que l’âme eût des idées, il devroit suffire qu’il fût des objets perceptibles, et qu’elle fût en état de les appercevoir. Pourquoi donc faut-il qu’elle soit avertie par des organes matérielles de ce qui se présente à la vue?
Qu’est-ce que l’intelligence? C’est, en suivant les notions générales, la faculté de comprendre, c’est appercevoir les choses, et les appercevoir telles qu’elles sont. L’intelligence ainsi définie ne paroît pas susceptible de dégrés, puisqu’elle nous fait précisément appercevoir la vérité, et que la vérité est une. Elle devroit donc être de la même nature dans tous les hommes; pourquoi la voyons-nous si différente? Elle ne devroit pas être sujette à l’erreur; pourquoi errons-nous si souvent?
Nos erreurs viennent surtout d’un rapport que nous voyons entre deux idées, et qui n’y est pas. Par exemple, lors que nous disons cette femme est belle, et que cependant elle est laide, notre erreur vient du rapport que nous voyons entre l’idée de cette femme et l’idée de la béauté. Or ce rapport est une idée, il devroit donc être une opération de l’intelligence. Mais l’intelligence voit les choses telles comme elles sont, elle ne peut apercevoir dans les objets que ce qui est. Cependant, pour avoir vu ce rapport, il faudroit qu’elle eût aperçu, ou dans l’idée de la femme, ou dans celle de la béauté, quelque chose qui n’est point, ce qui ne se peut, parce que dès lors elle cesseroit d’être l’intelligence.
Je sais que l’on peut me répondre que l’âme, unie au corps, il y est gênée et comme dans une prison; que cette gêne est la source de ses erreurs, qui ne proviennent pas d’elle, mais des organes matérielles, et que ces organes matérielles étant différens dans tous les hommes, l’intelligence qui est partout la même en effet, parôit par là aussi différente chez chacun d’eux, que réellement leurs organes respectifs sont différens.
J’ai peine à concevoir comment un être, tel qu’on suppose l’âme, pourroit être susceptible d’ubication et pourroit exister respectivement à telles et telles portions de matière. Je conçois encore moins comment elle pourroit y être gênée, et comment cette gêne la conduiroit à l’erreur. Que l’âme ait une idée fausse, le vice de cette idée doit être ou dans l’objet aperçu ou dans l’âme qui l’aperçoit. Les organes ne peuvent certainement pas mettre ce vice dans l’objet aperçu; il reste donc à examiner s’ils peuvent le mettre dans l’âme. Ils ne pourroient le faire qu’en agissant sur elle. Et quelle seroit cette action? L’action de la matière est le mouvement, et l’impression qu’elle peut faire sur un autre objet, est de lui communiquer ce mouvement. Or l’âme n’est point susceptible de mouvement, et d’ailleurs j’ai déjà prouvé par la définition de l’intelligence qu’elle est incapable d’erreur, et qu’une idée fausse ne sauroit être son ouvrage, puisque dès lors elle cesse d’être intelligence.
Ainsi, en supposant une substance intellectuelle unie à un corps matériel, l’anéantissement de l’intelligence résulteroit de cette union. Il faut donc attribuer à la seule matière les opérations que communément nous attribuons à une substance spirituelle, puisque cette substance en est incapable. Venons à présent à ce qui regarde l’existence d’un Dieu.
J’ai donné, au commencement de ces réflexions, des raisons assez plausibles de l’attachement que l’on avoit pour les préjugés de religion. L’existence d’un Dieu est le plus grand et le plus enraciné de ces préjugés, et je crois avoir découvert sa source. La matière a toujours été présente à nos yeux, et nous avons été toujours trop curieux pour ne pas chercher à la connoître. L’amour propre souffroit trop à nous ignorer nous-mêmes, qui sommes toujours avec nous, et qui par là étions convaincus à tous momens du peu d’étendue de nos lumières, nous nous sommes imaginés un Dieu créateur, principe de toutes choses. Il est bien vrai que nous ne comprenons pas mieux son origine que nous ne comprenons la nôtre. Mais il est plus éloigné de nous, nous ne sommes pas obligés d’être toujours avec lui comme nous sommes avec nous, et la vanité se sauve par là.
Tous les hommes se sont accordés sur le fond de cette idée, parce que le principe en est le même chez tous les hommes. Et comme on n’a rien découvert dans la nature qui lui fût analogue, on a décidé que c’étoit une lumière naturelle, on s’est fait une habitude de croire sans examiner. Cependant, comme si la nature étoit différente chez les hommes, cette idée a varié chez les différentes nations. L’imagination s’est jouée sur cette idée si respectable, sans s’apercevoir qu’elle se jouoit, et chaque peuple a cru être instruit par la nature, lorsqu’il prêtoit à son Dieu les propriétés de la matière, qui étoit toujours sous ses yeux, et les mouvemens de son coeur, qu’il éprouvoit à tout moment.
Examinons l’idée générale que l’on nous a donné de ce Dieu: c’est le maître absolu de toutes choses, c’est lui qu’avec rien a fait le ciel et la terre; un être infini et qui réunit dans un degré infini toutes les perfections, qui a fait les hommes, leur a prescrit des loix et leur a promis des peines et des récompenses.
Quelles contradictions n’implique pas cette idée! Premièrement: quand il seroit vrai qu’il fût Dieu, notre créateur et notre maître, pourquoi nous puniroit-il de l’infraction faite à ses loix? Pourquoi les prescriveroit-il? Si l’observation de ces loix est utile, ce Dieu raisonnable devoit nois donner les moyens de les observer, et nous ôter ceux de les enfreindre; si elle est inutile, ce Dieu juste ne devoit pas les prescrire.
On voit, suivant cette idée, un être sage agir sans motifs. Après avoir, pour ainsi dire, été renfermé en lui-même pendant une éternité, il s’avise d’en sortir, et pourquoi? Pour exercer des ouvrages finis, indignes de lui et qui lui sont inutiles. C’est être “qui est” l’intelligence et la sagesse même ne sait pas ce qui lui est utile, ou ignore que sa puissance ne doit pas éclater en vain. Mais, dira-t-on, c’est pour sa gloire qu’il a fait ses ouvrages. On seroit fort embarrassé de dire ce que seroit la gloire de Dieu par rapport aux hommes; est-ce d’en être estimé, ou de faire éclater sa puissance en créant l’univers? Lui qui eût pu faire ou produire des ouvrages infiniment plus parfaits. Mais je veux pour un moment que ce motif soit valable; il l’auroit donc été de tout temps, la raison pour laquelle Dieu auroit créé l’univers étant aussi ancienne que lui, l’univers devroit être de même date.
Je vais plus avant. Créer, c’est faire qu’un être existe, qui n’existoit pas auparavant; créer la matière c’étoit, pour ainsi dire, la substituer au néant. Pour que Dieu créât la matière, il falloit qu’il la connût, et comment connoître ce qui n’est point? Connoître quelque chose, c’est en apercevoir les propriétés; le néant en a-t-il? Cependant, avant la création Dieu seul existoit, et le néant. Etre est la source de toutes les propriétés, puisqu’il faut être avant d’être quelque chose. La matière, qui n’existoit point, ne pouvoit donc pas être connue, et les idées de Dieu devoient se borner à lui-même, qui seul existoit.
Il est aisé de conclure de ces observations que l’homme ne devant son existence à personne, est indépendant, mais il ne peut subsister seul, et la foiblesse de sa nature l’a obligé de renoncer à cet état d’indépendance. Il a fallu qu’il chercheât d’autres hommes, et qu’il contractât en recevant leur secours l’obligation de leur en donner de réciproques. C’est par cette espèce de trafic de secours que subsiste la société; elle est le fondement des loix qui ne sont toutes que des commentaires particuliers sur ce principe général. L’observation des loix dépend donc de ce seul principe, qu’il faut tenir les engagemens que l’on a contractés, et ce principe a sa source dans notre coeur: l’amour propre ne nous permet de tromper personne, il sent une honte secrette à manquer, c’est s’abaisser au dessous de celui qu’on trompe. En raisonnant sur ces principes, on verra que l’amour propre est toujours honnête homme quand il veut s’écouter.
Ce n’est pas que cette morale ne fût dangereuse en général, elle n’est bonne à prêcher qu’aux honnêtes gens, et le peuple ne seroit pas arrêté par ce sentiment délicat d’amour propre. Mais est-ce la faute de la morale?
[Tratto da: Nouvelles libertés de penser, Amsterdam 1743]