philosophy and social criticism

Détruire, dit-il

Marco Dotti

[Avant-propos au livre de Giuliana Prucca, Évocations picturales et plastiques dans les écrits des années ’20 d’Antonin Artaud, Editions Aracne, Rome 2007]

D’un lieu en un autre, sans intervalle (Raymond Lulle)

Si, dans la littérature, l’art et l’avant-garde français du xxe siècle, il y avait une «autre nuit» ou une «exzentrische Bahn» – selon les mots de Blanchot et de l’Hyperion de Hölderlin – Antonin Artaud en serait, à la fois, le témoin et la victime.

Témoin survivant de la «nuit interne» et de la «petite mort»[1] du délire, Artaud est pourtant la victime d’un sentiment poétique, et spinozien, radical: «Ce matin / moi qui ai tout inventé / j’ai pour la première fois compris / la différence / entre une sensation / et un sentiment / dans la sensation on prend ce qui vient / dans le sentiment on intervient».[2] C’est une poésie conçue et vécue en tant que sacrifice des mots, exil de soi, extirpation de la logique conventionnelle et institutionnelle du discours. Tandis que son écriture nous paraît illisible ou impossible, et que son style brûle de la fièvre du fragmentaire et du non-fini, son corps brille de la «lumière noire» de celui qui a vaincu la peste de la chair et triomphé du «démon austère de la théorie». Pour l’écrivain guatémaltèque Louis Cardoza y Aragón, Artaud est le premier dont l’écriture n’est pas anthropomorphique : il écrit plutôt comme les minéraux, il pense telle qu’une pierre, il marche sur le feu. Artaud est le feu même. Par ses intermittences nerveuses, il rejoint l’écart d’une écriture devenue spasme et affirme ainsi l’insurrection rythmique de sa tragédie.[3] Son «absence d’œuvre» n’est pas une véritable absentia. C’est au contraire une «œuvre au noir» qui se transforme dans ce feu et s’accorde avec son rythme interne – la sarabande des flammes – où le théâtre n’a plus de scène, la vie n’a plus de «danses funèbres» et «plus de firmament» à tracer, et où la référence au «mythe» a le sens d’une opposition radicale à la linéarité du temps historique, à l’absurdité, en d’autres termes, du progrès. Il n’y a pas de «ciel étoilé au-dessus» ou dans l’histoire vécue et écrite d’Artaud le momo, mais la «loi morale» continue à exister au-delà de son «moi» burlesque, où la poésie et l’éthique, l’expression et la dissémination de son sentiment radical s’interpénètrent tragiquement. Il s’agit d’une «po-éthique» – à la fois praxis et poiesis -[4] jouée entre exorcisme et adorcisme, entre liberté artistique absolue et complète dépossession politique: «Je ne suis pas un grand politique, mais je dois savoir jouer de la musique d’une certaine façon avec ma voix, mes mains et mes pieds, sur la terre et non dans les nues, jamais, mais cela doit s’entendre de très loin».[5]

Dans l’œuvre plurielle d’Artaud, la peinture éclate, ainsi que «le mystère éclate avec le grand jour» et «le mystérieux se confond avec l’obscurité» la plus profonde, selon les mots de Georges Braque. «L’heure est grave», écrivait Artaud à Pablo Picasso, et pourtant il faut «travailler avec le cri de la vie»,[6] avec la force d’une «negative capability» (l’«autre nuit», le côté obscur de la logique, la «porte sans porte» de John Keats) et le dehors obscène de son propre corps, «avec les sons et la voix même», ainsi que lui-même l’illustre dans son dernier travail Pour en finir avec le jugement de dieu; il faut écrire, peindre, lutter avec ses doigts blessés, son corps massacré et son âme toujours en révolte comme dans une tranchée de guerre. La vision du feu et de son double – l’ombre- [7] est ici témoignée par l’athlétisme cruel des corps sans organes et par ce qui reste de leurs combat contre l’ange: l’art qui ne prétend être qu’une seule chose avec la vie.

C’est en suivant à rebours cette «voie excentrique» tracée par Artaud – dans la «magie picturale» de ses sorts, dans ses écrits sur ou contre l’art aussi bien que dans ses poèmes en prose des années Vingt – que Giuliana Prucca retrouve des antécédents «insoupçonnés» ou méconnus dans l’œuvre de certains artistes, tels que, par exemple, Cimabue, Paolo Uccello, Grünewald, Watteau, Schiele, Masson et Giacometti. Son analyse remarquable ne se présente pas comme un autre catalogue de citations tirées d’Artaud, mais comme un véritable travail de critique directe lancée au cœur, et dans la chair, de la question. Question d’art et d’écriture d’art qui, ainsi que toute parole artaudienne, «s’annule tout en s’écrivant», en se battant contre la représentation en faveur d’une «signification incarnée».[8] Elle se veut compréhension ou connaissance qui soit d’abord «participation sympathique»[9] ou «approches», dans le sens qu’Ernst Jünger [10] attribuait à cette «connaissance par les gouffres».

Si l’écriture d’Artaud poursuit une ligne discontinue, sa peinture et ses dessins risquent toujours l’implosion. Ce livre nous conduit sur le fil du rasoir de l’excès artaudien et à travers le champ semé de périls de son «exzentrische Bahn», qui confond les coordonnées et cache les points cardinaux. Grâce aux nouvelles directions qu’elle nous indique et à sa démarche consacrée, dans son intégralité, au côté «artistique» d’Antonin Artaud, sa reconstruction «tient le mur», comme on le dit d’un beau tableau. Ici, la chronologie et la taxinomie n’ont plus rien à voir avec l’histoire de l’art. Sa causalité se reporte à une succession temporelle imparfaite, à une ex-création critique permanente, à une discontinuité continue, à une ressemblance positivement «informe». Paradoxes extrêmes et insidieux que Giuliana Prucca affronte précisément comme une épreuve constitutive de sa trajectoire dans l’œuvre artaudienne, car l’art est, pour Artaud, une autre manière, une autre voie pour crier son refus de toute filiation et de tout compromis avec une esthétique qui ne relève plus de l’homme, mais qui est encore humaine, trop humaine pour lui, et pour nous aussi.

Notes

[1] Antonin Artaud, “Una lettera” [Lettre au Maire de la ville de Perousse], Paragone, n. 8 [agosto 1950]. Cfr. aussi Vito Pandolfi, Lo spettacolo del secolo. Il teatro drammatico, Nistri Lischi, Pisa 1953, p. 368.

[2]Antonin. Artaud, “Ce matin”, 84, n. 5-6 (1948), p. 133.

[3] Philippe Sollers, Eloge de l’infini, Gallimard, Paris 2001, p. 387.

[4] Sur la question, cf. Franco Chiereghin, Possibilità e limiti dell’agire umano, Marietti, Genova 1990.

[5] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez [avril-25 mai 1946], Œuvres complètes, Gallimard, Paris 1985, vol. XXI, p. 72.

[6] Id., “Lettre à Pablo Picasso (vendredi 3 janvier 1947)”, La Nouvelle Revue Française, n. 364 (Ier mai 1983), p. 190.

[7] Sur la notion d’ombre, cfr. Grazia Marchianò, “L’ombra e Saturno come simboli dell’esoterismo”, Conoscenza religiosa, n. 1-2 (1982), p. 9.

[8] Giuseppe Zuccarino, Il desiderio, la follia, la morte, Campanotto, Pordenone 2005, p. 121.

[9] Henri-Charles Puech, “Signification et représentation”, Minotaure, n. 6 (1935), p. 52.

[10] Ernst Jünger, Annäherungen. Drogen und Rausch, Klett, Stuttgart 1970.