philosophy and social criticism

La vie s’écrit

Paule Thévenin

L’autobiographie, si l’on s’en tient au sens strict, ce serait la bio­graphie d’une personne écrite par la personne elle‑même. Mais est‑ce une définition exacte? La biographie étant le récit d’une vie, de la naissance à la mort, l’autobiographie ne peut être qu’incomplète: c’est une biographie bâtarde dont le thème n’est pas le trépas, mais le moment où écrit celui qui s’écrit.

Conçue comme le panorama d’un destin, elle se devrait d’être entreprise par un individu âgé dont alors les forces déclinent ou par un être atteint de maladie incurable et qui saurait ses jours comptés. Les autobiographies sont‑elles plus véridiques que la plupart des biographies qui sont bien souvent des vies romancées charriant des anecdotes la plupart du temps erronées, retenues pour leur clinquant, dont la réalité est rarement prouvée ou prouvable, et que l’on verra répétées sans discernement de biographe en biographe ? En fait, les autobiographies sont toujours sélectives, que leur matériau de base soit un journal préalable, ou qu’elles se fondent sur la seule mémoire. Et la véracité de ce qui subsiste dépend uniquement du caractère de l’autobiographe. Cependant, même si celui‑ci est un fieffé menteur, les particularités de son insincérité sont autant de révélations, et en cela toute autobiographie est plus vraie que n’importe quelle biographie.

«L’erreur intéresse le poète, puisque l’erreur seule enseigne la vérité», a écrit jean Genet. Elle devrait intéresser le lecteur, s’il est un tout petit peu poète, et lui montrer où est le vrai. Et l’on pourrait même aller jusqu’à dire que plus les leurres sont évidents, plus l’autobiogra­phie se poétise et donc devient réalité, tels certains passages des Mémoires d’outre‑tombe, plus vivants encore de n’être qu’imaginaire. Si l’on définit l’autobiographie comme étant ce que l’on révèle de sa propre vie par l’écriture, si l’on admet qu’elle ne se réduit pas tou­jours à une succession d’événements répertories, mais qu’elle peut être la relation du drame essentiel d’une vie, certaines oeuvres peuvent être tenues comme des fragments autobiographiques. Dans ce sens, la plus grande partie de L’ombilic des limbes, du Pèse‑nerfs et de Fragments d’un journal d’enfer, d’Antonin Artaud, mais aussi des récits poétiques comme Notre‑Dame des Fleurs, Miracle de la rose ou Pompes funèbres, de jean Genet, sont des manières d’auto­biographies. Antonin Artaud expose son étrangeté mentale, Jean Genet son aliénation sociale, et ils nous disent ainsi plus long sur eux que s’ils nous dévoilaient le quotidien de leurs vies. Que peut nous importer, en effet, un fait de vie qui ne s’impose­rait pas à et par l’écriture, qui ne serait pas capable de produire une vibration poétique, ou de faire jaillir de la pensée? Connaître la réa­lité d’un tel fait n’a d’ailleurs qu’un intérêt très mince, si ce n’est, peut‑être, de nous mettre mieux à même de saisir ce qui en elle est devenu magie verbale. À cela suffit une chronologie, beaucoup moins sèche qu’il n’y paraît de prime abord, car mieux que toute biographie elle traduit ce que toute vie a parfois de complexe dans le temps.

L’exemple d’un fait de vie créant de la poésie, et de plus en plus au fur et à mesure que son souvenir devrait s’estomper, se trouve dans l’oeuvre d’Antonin Artaud: c’est son expédition chez les Tarahu­maras, en 1936, dont on sait qu’elle a été effective et a duré quatre à cinq semaines. À peine revenu de la montagne, un peu comme le ferait un journaliste, il en écrit quelques relations immédiates: La montagne des signes, Le pays des rois‑mages, Une race‑principe, Le rite des rois de l’Atlantide, qui paraissent d’ailleurs dans un quoti­dien de Mexico. Quelques mois après son retour à Paris, au début de 1937, il rédige La danse du peyotl, d’après des impressions encore fraîches et vraisemblablement des notes prises sur le terrain, récit où il évoque un rite auquel il a été admis à participer et qui, en raison de cela, est tout à fait autobiographique. C’est l’époque où il décide de faire disparaître son nom, de ne plus rien signer de ce qu’il écrit. En septembre 1937, il disparaîtra lui‑même aussi d’une autre façon, il se perdra dans l’anonymat profond des asiles d’aliénés français, et l’on ne peut s’empêcher de remarquer que cette disparition dans les faits a été précédée de sa volonté de disparition dans l’écriture. Où est leplus vrai, le plus exact de la biographie dans ce cas? Où se situe le moment réel de la disparition? Est‑ce lorsque Antonin Artaud décide de disparaître, ou est‑ce lorsque la société s’arrange pour qu’il dispa­raisse ? Quoi qu’il en soit, les traces qu’il a laissées de cette aventure chez les Tarahumaras ne doivent pas lui paraître suffisantes puisque, en décembre 1943, c’est‑à‑dire plus de sept ans après, il revient sur le récit de son initiation au peyotl dans Les rites du peyotl chez les Tarahumaras, texte encore plus autobiographique peut‑être dans le détail que La danse du peyotl et écrit comme s’il n’y avait eu aucune cassure entre 1937 et 1943, comme si les événements qu’il relate avaient eu lieu la veille même. Plus tard, en octobre 1947, puis en février 1948, une quinzaine de jours avant sa mort, il sublime son expérience chez les Tarahumaras dans deux extraordinaires poèmes: “Tutuguri/Le rite du soleil noir” et “Tutuguri”, où le fait de vie s’efface au profit de la seule poésie, car c’est elle qui recèle la vie, qui est explosion de vie. Est‑il nécessaire pour percevoir cette réalité pal­pitante, pour entendre brûler la flamme ou s’écouler le sang, de savoir si oui ou non le rite a été autrefois effectivement célébré devant celui qui écrit ce poème où son corps tout entier passe?

Est‑il bien indispensable aussi de savoir si l’assassinat du chat, dans Pompes funèbres, correspond à un fait authentique de la vie de jean Genet? Interrogez‑le à ce sujet: il rira, peut‑être même un peu de vous, et répondra: « Mais j’avais faim… » et il affirmera avoir ensuite, comme Riton, mangé le chat. Être assuré qu’il s’agit à l’ori­gine d’un fait réel ne nous avancera guère. Ce n’est pas cela qui vous fera sentir la faim qui cisaille Riton, mais la façon dont cette faim vous est dite, dont elle a été revécue pour vous être dite. La mise à mort du chat est devenue un rite, un rite atroce qui se déroule au cours d’une scène terrifiante mais en même temps magnifique de tendresse. Le jeune meurtrier est plein d’amour pour l’animal sacri­fié. Il le tue comme il le caresserait. Et quand, après l’avoir dévoré pour apaiser sa faim, bouleversé de l’abominable bataille qu’il lui a fallu livrer pour accomplir le meurtre, il se réveille dans la nuit en proie aux coliques, il n’est pas étonnant que le chat soit pour lui devenu un dieu qu’il invoque pour que cessent ses souffrances. La sombre poésie qui anime ce récit lui insuffle une vie autrement plus violente que le simple fait qui l’a inspiré. C’est qu’il n’a sans doute fallu à jean Genet que quelques minutes pour tuer le chat, mais corn­bien de jours, de semaines, de mois de sa vie lui ont‑ils été néces­saires pour faire revivre sa mort, combien de temps a‑t‑il vécu avec ce cadavre en lui? De même, la cérémonie du peyotl chez les Tarahumaras a peut­être duré plusieurs heures; qu’est‑ce au regard du temps de vie qu’il a fallu à Antonin Artaud pour pouvoir écrire “Tutuguri”? La vie, n’est‑ce pas cette durée‑là ? Le temps même de l’écriture, que ce soit par les acquis qu’il implique, ou par le long travail intérieur qu’il réclame, n’est‑il pas lui aussi une réalité vécue ?

L’existence que les autres vous voient vivre n’offre le plus sou­vent que fort peu d’intérêt et sa simple évocation n’est que le reflet de sa très faible vitalité. La vraie vie en est absente. Celui qui écrit, et tout grand écrivain est aussi un peu poète, assiste, pour reprendre encore Rimbaud, à l’éxplosion de sa pensée. Cela l’amène à transfor­mer, à recréer sa vie quand il l’écrit. Et l’on comprend la nécessité qui presse Antonin Artaud, au moment où il réapparaît, c’est‑à‑dire quand il se remet à écrire, à reconstruire sa biographie, à travailler sans cesse à la refaire plus bruissante de mythes, plus lourde de sens. Elle devient cette trame frémissante qui traverse ses derniers textes. Écrire et vivre alors se confondent, et l’autobiographie n’est pas autre chose qu’un redoublement de l’écriture. Récrire une vie déjà inscrite dans les faits. C’est ce que toute autobiographie devrait être: cette sorte d’opération magique d’où sort une nouvelle vie.

ISSN:2037-0857